“Les routes qui ne promettent pas le pays de leur destination sont les routes aimées” - René Char
APERCU HISTORIQUE
Les routes de l’Uruguay sont quotidiennement sillonnées par des véhicules de toutes marques, dont certains remontent aux années 20. Leurs propriétaires trouvent parfaitement naturel de s’en servir pour leurs déplacements journaliers. Peu importe que la marque soit désuète et les pièces détachées introuvables. En Uruguay, on utilise, on répare et on recycle systématiquement toutes les voitures, quels que soient leur marque et leur âge.
Il y a plusieurs explications à ce phénomène. La multiplicité des marques tient au fait que lorsque s’est généralisé l’engouement pour l’automobile, l’Uruguay n’avait pas encore adopté de politique précise en matière d’importation de véhicules. Pendant des décennies, les Uruguayens ont donc pu se procurer sans problèmes des voitures de marques les plus diverses. Avec la crise des années 50, des droits de douane très lourds ont limités les importations. Ceux qui possédaient déjà une auto en ont pris grand soin pour la conserver le plus longtemps possible.
Depuis, les frontières se sont ouvertes, et malgré certaines restrictions, l’on a assisté à la naissance d’une industrie locale de sous-traitance et de pièces détachées. Mais le parc automobile uruguayen était déjà en grande partie constitué, et, aujourd’hui encore, bien des habitants de l’intérieur du pays préfèrent rouler avec une “Old Timer” qui coûte moins cher à l’achat, en taxes et en assurances que d’investir dans une voiture neuve dont le prix reste de toute manière inabordable pour beaucoup.
Il est à noter que le nombre de voitures datant des années 20 et 30 encore en circulation se raréfie. Très courantes jusque vers 1990, elles étaient déjà beaucoup moins nombreuses cinq ans après. Et en ce début de XXIème siècle, même les Uruguayens commencent à se retourner sur le passage de ces vieilles voitures, dernières représentantes d’une époque qui s’achève.
’”…Il est impossible aujourd’hui d’imaginer la difficulté qu’il y avait alors à faire démarrer et à maintenir en ligne droite une automobile. Non seulement c’était beaucoup plus compliqué qu’aujourd’hui, mais il fallait apprendre toute la théorie depuis le début. L’enfant moderne apprend au berceau les mystères et les idiosyncrasies des moteurs à combustion interne, mais, alors, on était intimement persuadé que ça ne marcherait pas du tout, et on avait parfois raison. Aujourd’hui, pour mettre en route un moteur de voiture, deux gestes suffisent: introduire une clef et tirer le démarreur. Tout le reste est automatique. Autrefois, c’était beaucoup plus compliqué; Il fallait non seulement une bonne mémoire, une musculature d’athlète, un caractère angélique, et un espoir aveugle, mais aussi, une certaine connaissance des pratiques de magie. Il n’était pas rare de voir un homme, sur le point de tourner la manivelle de son modèle T, cracher sur le sol et murmurer une formule cabalistique. “
Extrait de A l’Est d’Eden, de John Steinbeck.
PROLOGUE
Pierre Jaggi m’a fait l’honneur de me demander d’écrire un prologue pour ses images de l’automobilisme en Uruguay. J’ai accepté d’écrire ces lignes, eu égard au parcours de l’auteur et parce qu’il a su capter, par son regard, de manière novatrice et enchanteresse, ce qui est un des patrimoines roulants des plus caractéristiques au monde. Un patrimoine auquel je me suis aussi intéressé et que j’ai essayé d’aider à préserver en raison de sa richesse et de sa singularité.
La première automobile est arrivée en Uruguay en 1900. C’était un quadricycle motorisé, qu’avaient importé les bijoutiers Moreau et Labat. Sa marque n’a pas pu être determinée, mais son image, captée par un photographe de l’époque, est conservée dans les pages d’une revue publiée en octobre de la même année.
Plus tard il en est arrivé d’autres. Alejo Rossel y Rius, qui a fondé ce qui est aujourd’hui le jardin zoologique de Montévidéo, importa une auto de marque Delin, fabriquée en Belgique. Ces pionniers ont fait des émules.En 1905, il y avait 59 autos enregistrées à Montévidéo, l’annéee suivante, ce nombre était passé à 109.
Par chance , plusieurs de ces autos ont été sauvées et sont exposées aujourd’hui au musée de l’Automobile Club de l’Uruguay. Musée auquel j’ai participé à la fondation et que je dirige depuis 1983. On y trouve la susmentionnée Delin, la plus complète et originale des trois exemplaires inventoriés de par le monde,les autres se trouvant en Irlande et en Angleterre. Elle côtoie ainsi la 11ème auto recensée à Montévidéo, une De Dion-Bouton de 1904 qui fût la première auto utilisée par un médecin pour visiter ses patients.
Pierre Jaggi s’est occupé plutôt des curiosités automobiles que l’on trouve encore dans les rues, les garages ruraux et urbains, ainsi que sur les pistes, les routes et les chemins de l’Uruguay. Il s’est intéressé à ce musée roulant, qui tôt ou tard s’éffacera par la force progressive de l’usure, de l’abandon et de l’oubli.
Je dis musée roulant, parce qu’il inclut une grande variété de pièces anciennes. Ce phénomène aurait pu être prévu en regardant comment évoluaient les registres du début du XXème siècle. La grande variété de véhicules qui battent la campagne dans ce pays, vient d’une part, du fait que l’industrie nationale automobile a été très limitée, et de l’autre, qu’ils n’ont pas eu à pâtir des méfaits de la seconde guerre mondiale. Toutes ces voitures, des plus rares aux plus communes, introduites dans ce petit pays qu’est l’Uruguay, ont des provenances très diverses. N’oublions pas cependant qu’il y a eu aussi des curiosités fabriquées sur place, comme la série sportive R-Sport de 1955, les douze mini-autos Rago construites en 1967 ( qui ruinèrent les frères Rago ), ainsi que d’autres marques inconnues en dehors des frontières, comme MP, Indio ou Grumett.
L’auteur a séjourné à différentes reprises en Uruguay, et par son travail photographique il a essayé de décrire l’idiosyncrasie de l’automobilisme dans ce pays. Il a non seulement enregistré ces vieilles voitures, mais a aussi capté l’ambiance dans laquelle elles circulent , où elles sont réparées, comment elles sont employées, d’une certaine manière étrangères à la pression du monde actuel, qui amène à utiliser et jetter les objets de façon de plus en plus vertigineuse.
Quand je circule sur une route rurale et que je vois, par exemple, un petit exploitant agricole qui vit à 300 kilomètres de la capitale, transporter sa production avec une camionnette Ford A 1930, j’ai l’impression que cet anachronisme fascinant devrait être “encapsulé”, comme quand l’UNESCO déclare qu’un site fait partie du patrimoine de l’humanité, pour qu’il puisse se conserver tel quel, ou pour lui rendre l’éclat qu’il a eu à son meilleur moment.
Quand j’observe une famille uruguayenne accomplie, en tenue endimanchée, qui va au village dans une Humber de 1947, non pas parce que ses membres sont collectionneurs de voitures mais parce que cette auto est celle qu’ils ont pu acheter une fois et qu’ils conservent, sans se laisser leurrer par l’obsolescence planifiée d’une société qui fait pression pour qu’ils acquièrent un nouveau véhicule, je sens que nous avons la rare chance de pouvoir être témoins d’un phénomène si particulier, qu’il court le risque de s’éteindre.
Pierre Jaggi a œuvré selon ses possibilités: il a su capter tout cela photographiquement. Un jour, il ma dit avec éloquence: “J’espère pouvoir transmettre dans certaines photos le bruit, la chaleur et les odeurs de leurs moteurs, leurs cahots et leurs secousses, leur conduite spécifique, leurs humeurs et leurs pannes.”
Fréquemment les nations ont besoin de la visite d’un étranger pour se voir elles-mêmes, pour valoriser quelques uns de leurs propres traits. Je crois que la présence de Pierre Jaggi en Uruguay fait partie de ces instances. Même si la Commission du Patrimoine Historique de la Nation est consciente de la réalité automotrice uruguayenne, et d’autres aussi, il y a plusieurs centaines de milliers d’uruguayens qui, si ils n’avaient pas eu un témoignage tel que celui-là, ne valoriseraient pas ce qu’ils détiennent en la matière.
Comme je l’ai mentionné plus haut, l’Uruguay, depuis la naissance de son automobilisme, a introduit de nombreuses marques différentes sur son territoire. Cela s’est maintenu pendant plusieurs décennies, et par manque d’une politique d’état en la matière et par l’absence d’une industrie nationale de transports à défendre. Certains ont fait venir une seule auto, d’autres en ont apportés une poignée pour voir comment elles allaient se vendre (et parfois par la suite, n’en importaient plus). Il y a eu aussi plusieurs facteurs externes intéressants qui ont eu de l’influence sur l’accroissement de cette hétérogénéité. Pour n’en mentionner qu’un, je citerai ce qui s’est passé à la fin de la seconde guerre mondiale. Pendant le conflit, l’Uruguay a vendu beaucoup de produits au Royaume-Uni, dont le payement devait se faire à la fin des hostilités. Des millions de livres sterling se sont accumulées à la banque d’Angleterre. La paix revenue, le gouvernement de Londres a eu des difficultés pour régler sa dette et a déclaré la non-convertibilité de la livre. Pour se faire payer, il a fallu acheter en livres des produits du Royaume-Uni. L’Uruguay acheta donc de nombreux biens britanniques, depuis la compagnie de gaz, à celle de l’eau courante; mais aussi une gamme incroyable d’autos qui allait des innombrables Morris et Austin, à des marques de production limitée comme AC, Allard, Alvis, H.R.G., Morgan et Armstrong-Siddeley. Beaucoup d’entre elles sont encore en usage…
Vu sous cet angle, il se dégage de l’Uruguay une étrange atmosphère, comme si il y flottait des poches d’absence en regard de cet autre monde de l’an 2001, tant internationalisé. Le village global n’est pas arrivé dans tout les villages, et cela permet la préservation de différents styles de vie qui aujourd’hui peuvent étonner. Je pense que dans un sens, c’est une chance. Et c’est une chance que Pierre Jaggi ait pu capter tout cela avec son appareil-photo et avec autant de sensibilité.
ALVARO CASAL TATLOCK - Montévidéo, Mars 2001
Ellos siguen allí, rodando tan campantes por las
calles y los caminos de mi país.
Tienen cara de gente,nariz de payaso,
bigotes de tenor, ojos de susto, boca de risa, y
acompañan a la gente que en ellos y con ellos viaja a través del tiempo.
Estos viejitos irrompibles nacieron mucho
antes de que la civilización de la fugacidad
condenara a las cosas, y a los amores,a
durar poco. Y ellos no se reconocen para nada en
sus nietos, los jóvenes automóviles
veloces que ejercen la prepotencia, usurpan
las ciudades y amenazan al género humano.
EDUARDO GALEANO Marzo 2001
Elles sont toujours là, comme si de rien n’était, à rouler par les rues
et les chemins de mon pays.
Elles ont des visages de gens, nez de clown, moustaches de ténor,
yeux effrayés, bouche souriante,
et accompagnent les gens qui en elles et avec elles voyagent à travers le temps.
Ces petites vieilles incassables sont nées bien avant que la civilisation de la fugacité
condamne les choses et les amours à rien durer.
Et elles ne se reconnaissent pas du tout dans leurs petits enfants,
les jeunes automobiles impatientes qui pratiquent la prépotence,
usurpent les villes et menacent le genre humain.
Ides et Calendes - CACHILAS, UNE HISTOIRE DE TACOTS EN URUGUAY